Pour celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas encore, pourriez-vous vous présenter ?
Pourriez-vous aussi nous rappeler votre manière de créer votre musique, votre instrumentation et vos principales influences musicales ?
Je crée ce que j’appelle des calligraphies sonores et vibratoires qui sont des poèmes musicaux. Les instruments numériques utilisés (qu’ils soient faits d’échantillons d’instruments acoustiques ou qu’ils soient de nature purement électronique) forment une sonothèque qui devient orchestre au gré de l’inspiration. Par commodité, je pourrais caractériser ma musique comme naviguant entre l’ambient et l’électronica, avec des composantes jazzy, rock, ethnique, néo-classique, minimaliste, downtempo et électro-acoustique. Au départ je prépare des palettes sonores et/ou rythmiques avec des instruments VST, eux-mêmes organisés pour recevoir des structures infinies de notes midis, servies en mode spiralé via un séquenceur accordé sur une gamme et sa fondamentale. Ensuite, si cela s’impose, j’ajoute des progressions d’accords.
L’enregistrement du morceau est toujours un processus live, le geste créatif pris sur le vif, car c’est la vérité de l’ici et maintenant qui offre à l’œuvre la cohérence inhérente à l’inspiration. Et cette cohérence décide de la structure ainsi que de sa grammaire. C’est la nécessité qui s’accomplit en se dévoilant. Ensuite le mixage vient compléter le processus. S’il y a une mélodie à rajouter, par exemple, ou tout autre élément, je le fais avec une interface midi (Push d’Ableton en l’occurrence) et au final je spatialise les instruments, c’est la “mise au cosmos” dans un espace à 360°.
En termes d’influences principales aujourd’hui, je note Brian ENO, SCELCI, MONTEVERDI, RILEY, SATIE, POPOL VUH, Jon HASSELL, Arvo PART, PINK FLOYD, TANGERINE DREAM, MAGMA, Stephan MICUS, VANGELIS, BJORK …
Comment pourriez-vous résumer votre parcours discographique jusqu’à votre tout dernier album ?
C’est l’histoire de l’élan créatif d’une inspiration qui découvre les modalités de son expression via des rencontres, des vécus – parfois très incisifs – et aussi des interrogations existentielles, des perceptions océaniques. Dans l’espace de 12 albums : il y a la maturation d’une écriture, voire d’un langage qui fait dialoguer des instruments d’origine acoustiques et d’autres purement électroniques, des mélodies, des rythmiques et des paysages sonores évolutifs. De l’introspectif à l’expérimental, de l’apaisant à l’audacieux. C’est une musique – que l’on me dit être énigmatique, voire magnétique – sans doute parce qu’elle renvoie à une dimension autre qu’elle-même, une musique qui suggère plus qu’elle ne montre, toujours en mouvement dans sa forme stylistique et son allant : ici avec une chanteuse à la voix sublime, là au contact d’une danseuse classique indienne ou encore un ensemble chorégraphique, ou une fabuleuse sculpture lumineuse et visuelle…
Les premiers albums exposaient des espaces relaxants, éthérés, préservés alors qu’avec Transmuted by (2019) la musique se fait plus dense, presque sombre, minimale, voire corrosive, en tout cas matière sonore et vibratoire en frottement avec l’ombre pour y révéler une lumière ; méditation sur une citation de JUNG : « On ne devient pas lumineux en imaginant des figures lumineuses mais en rendant les ténèbres conscientes ». Amor Mundi (2020) est la suite du Momentum Lapses (2018) avec quelque chose de plus radical. Un temps suspendu retrouvé. Revenir à la vie, au corps, à la pulsation, à la peau, à l’incarnation joyeuse de l’âme, au monde. En somme, le parcours est une invitation au glissement du regard sur l’ici et maintenant. On y vient lourd des quotidiennetés pour en ressortir allégé et renouvelé : démis du monde et remis au monde.
Venons-en maintenant à Amor Mundi. Voudriez-vous nous présenter, avec vos propres mots, ce nouvel album et, bien évidemment aussi, le philosophe SPINOZA, qui vous l’a inspiré ?
Dans l’album je fais référence à la dimension de Nature comme flux infini. Ce n’est pas une description, mais une bande-son, comme celle d’un film. Il y est question d’amour, de secrets, de puissance tectonique, de crêtes, de matrices temporelles, de multi-dimensions, et de l’indescriptible nostalgie des rythmes infinis à explorer et à embrasser.
Chacun de vos albums a toujours été important, mais là je sens quelque chose de plus profond, de très impliqué de votre part, peut-être à cause de la vision très globale du monde que vous y présentez. Je me trompe ?
Vous avez raison. Chaque album est l’affirmation d’un cycle. Celui-ci, je le ressens comme un aboutissement et un nouveau départ. Une fin et un recommencement. Une redéfinition et une mutation tant stylistique que dans mon rapport au monde et dont je ne mesure pas encore la portée réelle. Je n’ai aucune idée de la direction prochaine, ou de la frontière franchie. Sauf que c’est l’inspiration qui est aux commandes. Et mon travail c’est d’y être entièrement disponible. C’est en cela que la vision globale de la vie comme un flux infini s’inscrivant dans une harmonie fondamentale – malgré les apparentes déconvenues et hiatus – débouche sur un ré-enchantement de la vie. Le monde n’est plus un “ennemi” ou un “dû” qu’il faudrait maîtriser et posséder comme un vulgaire objet dans une logique de domination…
De par votre nom d’artiste, ANANTAKARA, on vous attendrait plutôt baignant dans la tradition indienne. Et là, vous nous plongez dans la philosophie de SPINOZA. Voudriez-vous nous expliquer ce qui semble être, au moins en apparence, un grand écart ?
De vous à moi, il y a sans doute peu de personnes en mesure d’identifier la racine sanskrite du nom Anantakara. Donc à s’attendre à une musique indianisante. L’association avec la tradition indienne ne va pas spontanément de soi me semble-t-il. Et cela me convient tout à fait. Ce pourrait aussi bien être une autre langue… Cela dit, le nom du projet est en effet un adjectif sanskrit… on le traduit par « rendu sans fin, magnifier indéfiniment, rendre indéfini ou infini ». Cela fait onze ans que je l’utilise. Et il est toujours pertinent avec mon intention artistique initiale à savoir : la quête d’un point de rencontre entre les tensions contraires, un point mystérieux qui régénère et accomplit…
J’ai opté pour ce nom parce qu’il résume mon propos et que la musique indienne (selon ma perception) réunit deux éléments essentiels pour moi : l’improvisation (l’inspiration en action créatrice) et la notion de “rasa” (rechercher la saveur, c’est-à-dire la joie). Et aussi parce que j’ai également beaucoup pratiqué le penseur et yogi Sri AUROBINDO, sa notion de non dualisme intégral ainsi que son immense poème épique Savitri. Les titres des morceaux de mes autres albums sont encore souvent inspirés de cette œuvre extraordinaire. Opter pour un nom sanscrit affirmait en un mot des racines et un état d’être qu’aucun vocable français ou anglais ne m’offrait. Philosophiquement : c’est se retrouver dans l’immobile de l’être et, par l’acte de création, participer au mouvement incessant de son expression – ou réalisation – dans le temps de la relativité. SPINOZA n’est pas loin…
Comment met-on le Deus sive natura de SPINOZA en musique ? Et d’abord qu’est-ce c’est ? Qu’est-ce cela implique intérieurement pour le compositeur que vous êtes et en terme de travail compositionnel ?
Deus sive natura signifie “Dieu ou la Nature”, “Dieu c’est-à-dire la Nature”… Non pas le Dieu anthropomorphique de la Bible, mais L’Absolu, l’infini dans ses aspects indéterminé et déterminé. Dieu n’est donc plus pur esprit, séparé du monde, du plus petit quanta aux confins inimaginables de l’univers.
Ce morceau faisait initialement partie d’une création totalisant un bon 40’, un grand mouvement musical très ample et constitué de plusieurs séquences. Composé pour un collectif transdisciplinaire dont les acteurs développaient une riche et dense chorégraphie spontanée avec pour fil inducteur une musique inspirée par la thématique Mémoires de l’instant traversé.
Quand cette séquence a surgi, ce fut une surprise totale pour moi. Clarinette et piano égrenaient fragrances et floraisons de notes formant une mélodie qui s’est pour ainsi dire imposée. Le dispositif initial consistait en variations aléatoires spiralées qui n’offraient rien d’autre qu’un buisson de notes sans narratif. C’est en appliquant certains arpèges sur les différentes pistes et en les modulant avec des durées et des réglages propres aux instruments que le résultat s’est fait entendre. A posteriori, c’est comme si je l’entendais sans l’entendre et que mes gestes (les réglages) m’y conduisaient malgré moi. Et cela se passe souvent ainsi : comme un voyageur qui magnétiquement sent la direction de son chemin et infléchit sa course instinctivement. Ou encore comme si cette mélodie venait me chercher via le corps, à condition d’être dans la disponibilité, d’être là, de se laisse porter par ce qui est, pour la rejoindre. Avec pour signes la joie et un sentiment de liberté, de se sentir au cœur du réel, en phase avec un plus grand que soi dans lequel on s’inscrit sans s’en trouver distinct, séparé, ni anéanti, ou isolé. Dans l’immanence, rejoindre l’Immanence infinie pour en recevoir les ordonnances. C’est une sorte de vertige. Cette entrée en résonance, en rencontre avec le Réel – toujours renouvelé, en recréation permanente – qui passe par mon corps, répond à la façon dont j’interprète ce Deus sive natura. C’est la raison de son insertion dans l’album.
Vous avez certainement conscience que tout le monde n’est pas versé dans la philosophie de SPINOZA. Avez-vous jamais pensé que cela pouvait être un frein à la compréhension de cet album ou voudriez-vous que votre musique puisse se suffire à elle-même ?
Oui et non. La référence à SPINOZA est venue assez tardivement dans l’élaboration de l’album, qui est au début un petit ru avant de devenir rivière puis fleuve. Elle contextualise la couleur de l’album plus que d’en être une clé d’interprétation. Pour une compréhension plus fine, de fait, le titre de chaque pièce est plus significatif. Et si le titre de l’ensemble : « Amor Mundi. La vie comme un flux infini » est pour moi un reflet de la pensée de SPINOZA, nul n’est besoin de connaître ce penseur pour accéder à la musique. J’ai toutefois accordé beaucoup de soin à l’ordre des pistes, conçu comme une progression dans la perspective de la thématique de l’album. Et j’en remercie ici Jean MASTIN (voir la dernière question) pour son conseil éclairant à ce propos.
Voudriez-vous nous expliquer ce titre, Amor Mundi. Quelle est sa signification ? Qui est, je suppose, également le message profond de cet album, non ?
Pour moi il s’agit d’aimer ce monde, de prendre soin de lui, de comprendre qu’au fond il n’est pas différent de nous. Et qu’à le maltraiter dans une perspective utilitariste, c’est nous-mêmes qu’on néglige de facto. Qu’à force de consommer nous nous consumons. Aimer le monde comme axe de nos vies… Au sens où l’unicité de chacun pleinement accomplie dans le monde accomplit le monde en quelque sorte. Faisons la distinction classique : “être du monde” ou “être au monde” ; autrement dit être en proie au formatage social-familial-culturel ou cultiver et connaître la joie d’être qui l’on est vraiment, c’est-à-dire une voie que le flux infini de la vie cherche à emprunter au sein même de ce monde…
Que voudriez-vous encore ajouter, en guise de conclusion, à propos d’Amor Mundi et/ou de n’importe quel autre sujet qui vous tient à cœur ?
Oui, quelques nouvelles de mes autres activités en cours…!
Pendant la période de création de cet album – et dans le même esprit – j’ai exploré, avec un ami musicien et chanteur Burkinabé qui s’accompagne au ngoni (harpe traditionnelle d’Afrique de l’Ouest), une formule électro.
Depuis 2017, je fais aussi partie d’un trio de musique électronique, AERODYN, avec des influences de la Berliner School, d’ambient, de soundscaping et du chant avec voix d’homme. Après quelques concerts en Belgique et un premier album, nous allons préparer le second.
Et puis je suis sur un projet de sculptures lumino-soniques avec le plasticien JIALBA, mon ami José Ignacio Alvarez BARANGA Tetrameria (voir sa présentation sur mon site . Les quatre éléments (eau, terre, feu, air) se rencontrent dynamiquement dans des immenses mandalas évolutifs en relation vivante avec les calligraphies sonores de la musique que je joue en direct. Une idée qui mature depuis plusieurs années… fin prête aujourd’hui à être présentée au public…! Nous cherchons des lieux, comme des églises ou des festivals.
Pour conclure, je suis toujours actif dans le collectif d’Art-action Son-Corps-Voix (piloté par l’artiste-pédagogue Jean MASTIN avec qui je collabore depuis 2009 : nouveaux projets, nouvelles définitions, nouvelles scènes.
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